HistoireJ’suis un sale gosse.
Enfin, c’est ce qu’il dit. Depuis que je suis né.
Lui, c’est mon père, ce type parfait, ce père parfait, ce mari parfait, ce soldat parfait. J’ai grandi dans l’ombre de sa botte qui nous piétinait le visage, à moi et à ma mère. Il traçait un chemin et celui qui s’en écartait d’un cheveu, rencontrait la pédagogie implacable de ses phalanges. Ma mère a d’ailleurs souvent essuyé les revers de cette pédagogie qu’elle ne partageait pas ; s’opposant à lui pour nous protéger, c’est elle qui encaissait les conséquences de l’intolérable infraction que moi ou ma sœur avions commise. Une chaussure qui trainait dans l’entrée ? Un ongle sale ou mal coupé ? Une assiette impossible à finir ? Un regard déplacé ? L’oubli d’une politesse ?
Elle ne nous épargna pas tout, mais suffisamment pour que j’ai la mémoire de son visage tuméfié, parfois déformé d’une arête nasale brisée, d’un bras en écharpe ou d’un œil rougi au sang. Et chaque fois que le souvenir de ce visage me revient, il y a cette saloperie de sentiment de culpabilité qui est greffé dessus et qui me donne l’impression que j’aurais pu tout aussi bien lui donner les coups moi-même. Je ne sais pas pourquoi ils se sont un jour mis ensemble, je n’arrive pas à croire que ça a pu être de l’amour. Elle cherchait sans doute un protecteur dans ce monde brutal dans lequel elle n’aurait pas pu survivre seule, lui cherchait une victime, un faire-valoir, un exutoire, un punching-ball qui lui permettrait de se sentir encore plus fort. Elle a dû le porter aux nues, faire de lui un héros et il l’a peut être protégé de quelques voyous prêts à tout… Finalement, il aurait peut-être mieux valu les voyous à cette vie-là, mais on ne revient pas en arrière de ce genre de choix. On ne quitte pas ce genre d’homme. Et puis ma sœur est née… Et cinq ans plus tard, moi… c’était trop tard.
Nous n’étions en soi pas si malheureux ; installés au niveau 2 d’Hélion, dans le quartier Ipheion. Nous avions un intérieur très correct, 2 chambres spacieuses, un salon et une cuisine où ma mère était pour ainsi dire enchainée. Nous avions reçu une réelle éducation, nous avions suivi des cours et depuis que je tenais sur mes jambes, mon père s’était assuré que mon instruction au combat soit irréprochable. Nous avions l’amour de notre mère, sa douceur, ses baisers, ses bras et sa tendresse. D’après ce que les conversations des « grands » colportaient, il y avait des vies pires que la nôtre.
Du moins, était ce que j’ai toujours essayé de me dire.
Enfant, c’était au-dessus de mes forces d’accepter que mon père soit un salopard sans cœur.
Et puis, c’est arrivé… comme ça, d’un jour à l’autre, elle a disparu. Le matin, j’ai rejoint mon instructeur de combat et en rentrant à la maison, j’ai bien constaté les yeux rouges de ma mère, mais comme c’était presque une habitude, je n’y ai pas fait attention. J’ai attendu ma sœur, puis je l’ai cherché. En entrant dans notre chambre commune, j’ai eu l’effroyable vision d’un seul et unique lit dans la chambre : le mien. Toutes affaires ayant pu lui appartenir ou me rappeler elle, avait disparu, volatilisé… comme si elle n’avait jamais existé. J’ai donc été questionner ma mère. Elle s’est mordue la lèvre et une vague de larmes a de nouveau coulé de ses yeux gris. J’ai insisté, je lui ai secoué le bras. Elle s’est effondrée au sol et m’a tirée vers elle, m’a serré fort contre son cœur, tellement fort que je me souviens avoir eu peine à respirer. Et il est rentré. Il nous a vus. Il y a eu ce moment où tout a semblé se suspendre, le temps, les mouvements, les bruits, et puis tout s’est accéléré violemment : il l’a attrapée par les cheveux et je suis bêtement tombé sur le sol, l’air béat. J’ai fermé les yeux et je ne me souviens que des cris et des hurlements :
« Je ne lui ai rien dit ! » répétait elle, terrifiée.
Jamais je n’ai reparlé d’elle, ni à ma mère, ni à personne.
C’est à l’adolescence que les choses ont commencé à se compliquer pour mon père. Je n’étais plus ce mioche craintif et soumis. Dommage, il m’avait créé à son image : fort, résistant aux coups et maitrisant l’art de se défendre. Son seul moyen de pression était à présent ma mère. Mais il ne se défoulait sur elle que lorsqu’il ne parvenait pas à évacuer sa rage sur moi, or j’étais devenu résistant et je pouvais encaisser sans broncher pendant un bon moment. Ce nouveau pouvoir acquis, je cherchais par tous les moyens à me défaire de son emprise et à le provoquer. Je devenais le leader des cancres des classes, l’insolent par nature, celui qui lançait toujours les pires conneries, celui qui se faisait prendre et qui recommençait. J’avais trouvé comment l’atteindre : c’était sa réputation qui en prenait un coup à chaque fois que je me faisais choper. Le
« père parfait » incapable de dresser son morveux de fils. Ah ! Cette jouissance absolu quand je voyais dans son regard ulcéré la honte que j’avais jeté sur lui, tandis qu’il me tabassait à coups de poing.
A la fin de mes études de premier niveau, j’ai commencé à fréquenter des gars un peu marge des fils-à-papa d’Hélion, des gars qui avaient des compétences qu’on n’apprenait pas à l’école. Ces types étaient capables de passer d’un niveau à l’autre, comme des caméléons. Dotés d’un talent en informatique et en mécanique, ils étaient capables de bidouiller les systèmes de sécurité, de pirater certains codes… Ces gars sont devenus mes idoles. Au bout d’un certain temps, ils ont fini par me confier que leur groupe se revendiquait sous le nom de Dystopia, des sortes de révolutionnaires anarchistes, qui voulaient mettre des bâtons dans les roues aux puissants du Dôme et libérer les populations prises en otage de leur tyrannie. Ce p’tit discours me convainc sans mal : se libérer de la tyrannie de ceux qui se croient tout permis ? Carrément que j’en étais. J’acquis du coup un certain nombre de compétences à leur contact ainsi qu’un sympathique tatouage derrière l’oreille, représentant leur symbole. Une manière de se reconnaitre en toute discrétion.
Quelques mois plus tard, ne sachant plus comment me contrôler, mon père fit du forcing pour me faire intégrer la Milice. J’ai voulu refuser bien sûr, mais il savait comment me faire plier et ce soir-là, il s’en servit.
Je revois son doux visage effrayé, alors qu’il la tient par les cheveux, serrés dans sa poigne… il la soulève presque du sol, tant qu’elle doit se hisser sur la pointe des pieds en grimaçant pour atténuer la douleur.
« Tu crois que ta mère est FIÈRE d’avoir un ingrat de fils, comme toi ? Un voyou qui traine dans les couloirs et qui va se faire tatouer la couenne comme une bête, dans les sous-niveaux ?! Regarde-la ! Tu la trouves HEUREUSE ?! »Il la secoue comme un simple cabas et un gémissement s’échappe de ses lèvres alors qu’elle fait tout pour rester digne dans cette posture difficile.
« Maintenant tu vas devenir un BON fils, quelqu’un de respectable : un soldat de la Milice ! Que crois-tu qu’il ARRIVERAIT à ta mère si tu finissais comme un délinquant ? Comment VIVRAIS tu avec le poids de cette CULPABILITÉ ?! »J’ai voulu le tuer, j’ai voulu le rouer de coups, j’ai voulu la sauver…
Alors j’ai signé ces foutus papelards d’admission. Je n’avais pas le choix. Je n’avais aucun moyen de la mettre en sécurité face à lui, aucun lieu où la cacher. Il avait trop de pouvoir, trop d’influence.
Quelques semaines plus tard, je regrettais à peine cette intégration. J'avais 21 ans. Malgré mes efforts pour fuir le destin qu'il m'avait tracé, je n'avais fait que reculer l'inéluctable.
Mais finalement... parmi les bidasses, la vie valait les études. Des jeunes qu’on essaye de faire obéir par divers procédés, des récalcitrants et d’autres qui prenaient cher pour ceux qui n’obéissaient pas. Diviser pour mieux régner, c’était une nouvelle leçon de vie que je prenais. Le nombre de séries de pompes qu’on prit mes infortunés collègues de régiment pour mes conneries, ont fini par les endurcir ont point qu’ils m’ont chopé un jour dans les douches pour me démonter la tronche.
C’était que des coups de plus, au final. Mais ça m’en apprenait sur la nature humaine.
Au fil des années, j’ai fini par rentrer dans le rang, bon an mal an, m’arrangeant à présent pour ne plus être le premier en tête de liste. J'étais dans ma dernière année de formation et j'avais pris en maturité... même si, à la base, je partais de loin. J'avais compris qu'il y avait d’autres moyens de faire tomber ceux qui se croyaient tout permis ici. Y avait certainement moyen de redonner la joie de vivre aux gens. Y avait certainement des choses à faire… mais la fougue stupide de ma colère s’était apaisée avec les années, et aujourd’hui je me disais que ceux de Dystopia étaient surement les seuls à avoir tout compris.
Alors tant qu'à être un bon fils, j'allais m'arranger pour être tel qu'il me voyait : un sale gosse.