HistoireÉpuisés, usés jusqu'à la corde, ils se traînaient tels des zombies. Marlon ne les avait jamais connus que comme ça, ils transportaient leur fatigue avec eux au quotidien depuis qu'il était gamin. Leurs mains étaient sales, leurs ongles noircis par les détritus qu'ils triaient à longueur de journée. Parfois, son père osait se révolter devant lui. Quelques paroles haineuses sifflaient dans l'air, ses mains s'animaient pour s'articuler en poings levés mais aussitôt, la mère de famille intervenait. Les oreilles de Marlon ne pouvaient pas entendre ça, s'il allait malencontreusement répéter un seul de ces mots, la faute retomberait sur eux. Et que deviendrait le gamin sans ses parents ? Un dommage collatéral, sans doute.
Alors, ils prirent sur eux. Durant des années, ils baissèrent la tête et traînèrent les pieds. Leur problème, aux Kremovitsch, c'est qu'ils avaient le sang chaud. Ils détestaient se taire et endurer silencieusement. Ils détestaient se sentir enchaînés à leur propre vie misérable. La flamme de la révolte brûlait en eux et des années d'asservissement avaient transformé cette étincelle en véritable feu de forêt.
En parallèle, Marlon grandissait. Il devenait un adolescent et la même vie que ses parents se profilaient devant ses yeux. Lui aussi allait prendre place face aux déchets et trier, encore et encore. Les mains dans la merde, le regard dans le vide. Arriva alors cet instant, leur fils n'était plus un bébé, pas encore un homme. Pourtant, leur haine du système les révoltait. Ils ne pouvaient plus se contenir pour leur progéniture, ils devaient avancer leurs pions. Marlon vit alors le visage de son père changer. Pour la première fois de sa vie, le garçon vit son paternel sourire. Il jubilait. Dans l'ombre, l'ouvrier glissait des paroles à ses camarades. Des mots puissants, des mots qu'ils gardaient emprisonnés dans son coeur depuis des années et qui avaient enflés de jour en jour. Libérées, ces syllabes devenaient des armes.
Peu à peu, les murmures devinrent des chuchotements puis des grésillements, des bavardages, des hurlements, des beuglements. Une révolte éclata. Une révolte noyée dans l'oeuf. Les quelques ouvriers assez stupides pour s'être dressés contre ce grand et beau système, furent abattus froidement. Les autres, les fameux dommages collatéraux, furent brisés à leur tour.
2
Son quotidien ne serait donc pas fait de détritus mais plutôt d'entraînements intensifs, de courses effrénées et de regards obliques. Les autres savaient que Marlon n'avait pas demandé à intégrer l'avant-poste. On lui avait offert ça ou la porte. Par peur de l'inconnu, par peur de ne pas survivre au-dehors, le jeune homme avait accepté d'intégrer l'avant-poste. Là-bas, Marlon n'avait pas beaucoup d'amis. Beaucoup le traitaient en paria et ne se privaient pas pour lui démontrer leur manque d'intérêt. Pourtant, au fil des années, Marlon parvint à socialiser avec les autres. Sa bonne humeur, sa sympathie naturelle et sa spontanéité faisaient de lui quelqu'un de difficile à haïr.
La recrue qu'il était devint un membre de l'escouade d'exploration. Une nouvelle vie débuta. Une existence où Marlon s'aventurait en-dehors de toutes les limites et où il découvrait un monde auquel il ne pensait même pas. Ce monde n'était pas beau, il était même assez laid. Sauvage, brutal, violent. Le moindre individu pouvait devenir une menace mortelle. Malgré tout, Marlon s'épanouissait dans son rôle. Lui qui avait connu la claustrophobie du Dôme, expérimentait désormais la peur du vide à l'extérieur.
Tout se déroulait au mieux jusqu'à ce jour où tout bascula. Son escouade fut prise pour cible par un groupe d'individus hostiles. Ceux-ci lancèrent l'assaut et l'affrontement fut intense. Chaque camp perdit des siens. Et au milieu de la cohue, Marlon prit un coup dans le flanc droit. La douleur fut atroce et il sentait sa dernière heure approcher. Ses amis d'infortune réalisèrent alors la situation. Ils avaient le choix entre sauver Marlon et prendre tous les risques ou fuir et sauver leur peau. Le choix fut vite fait. Abandonné par les siens, l'homme se retrouva livré à lui-même. Comment parvint-il à s'en sortir ? Probablement sa bonne étoile. Marlon roula sur lui-même jusqu'à tomber derrière un rocher assez épais pour le dissimuler. Les ennemis finirent éventuellement par ramasser leurs propres blessés et s'en allèrent sans le repérer. Marlon resta recroquevillé derrière son roc durant des heures. Sa vie était sur le point de s'achever sur une note amère d'abandon.
3
Son salut, il ne le dut qu'à un groupuscule qui passa par là. Voyant en Marlon un homme fort et capable de les défendre en cas d'attaque, cette bande d'inconnu ramassa la carcasse inconsciente de Marlon. Ils le ramenèrent jusqu'à leur campement de fortune et le remirent sur pieds. Dans un premier temps, le jeune homme hésita à les quitter et à retourner à l'avant-poste. Cette pensée fut rapidement chassée par le meneur du groupe qui lui rappela qu'il avait une dette envers eux. Plus encore, il leur devait littéralement la vie. Autrement dit, Marlon était désormais lié à eux qu'il le veuille ou pas.
Conscient de cette dette d'honneur, Marlon décida de rester. Il vécut quelques temps auprès d'eux, survivant du mieux qu'ils le pouvaient et avec les moyens du bord. Souvent, les repas se résumaient à quelques misérables insectes qui croquaient sous la dent. Marlon ayant connu la vie au Dôme et la vie à l'avant-poste, l'existence au-dehors était autrement plus rude. Tout était largement plus compliqué. Se nourrir, s'hydrater, se maintenir relativement propre.
Assez rapidement cela dit, le campement fut attaqué par un autre groupuscule désireux de leur dérober le peu de biens qu'ils possédaient. Marlon joua son rôle. Un rôle dont il était lassé, un rôle qu'il détestait. Il défendit son camp à la force de ses poings et en maniant des armes improvisées. S'il parvint à chasser les deux premiers clans qui vinrent les importuner - non sans faire de victimes - Marlon fut pris au dépourvu lorsque le troisième débarqua. Celui-ci était plus puissant et des individus plus costauds en faisaient partie. Rapidement, Marlon réalisa qu'ils ne s'en tireraient pas à si bon compte.
Beaucoup des leurs perdirent la vie ce jour-là, Marlon lutta autant qu'il le put mais dut lui aussi prendre la fuite face aux attaques plus nombreuses et plus puissantes de ses ennemis. Une fois de plus, l'homme se retrouva esseulé.
4
La période qui suivit fut la pire de son existence. Seul, Marlon n'avait personne à qui parler. Errer était devenu son quotidien. Parfois, lorsqu'il trouvait un point d'eau ou un peu de nourriture, il tentait de se créer un abri de fortune. C'était évidemment sans compter les multiples dangers qui rôdaient autour de lui. Sans un groupuscule pour le soutenir et l'aider, Marlon était une proie facile. Souvent, il dut s'échapper de justesse ou se confronter à des individus hostiles. Tant et si bien qu'arriva un moment où le jeune homme hésita à continuer. A quoi bon ? Sa vie ne lui procurait plus le moindre sentiment de bonheur. Ce n'était pas comme au Dôme ou à l'avant-poste, c'était largement pire. Marlon ne vivait que dans la souffrance, le vide, le rien. Alors à quoi bon ?
Durant plusieurs jours, l'homme lutta contre ses idées noires. A chaque fois, une petite voix perfide dans sa tête lui soufflait d'abandonner. De s'écraser là, sur le sol, de se rouler en boule et de crever. Une bonne fois pour toute. Mais une deuxième voix, plus forte que la première, lui dictait d'avancer. Un pied devant l'autre et on y retourne. Marlon avança. Il avança tellement qu'il se retrouva à Steros. Son nouveau refuge.
5
Cela faisait des mois qu'il était au campement. Après avoir rempli les tests d'admission et avoir côtoyé son binôme durant un certain temps, Marlon se sentait bien intégré. Il avait su mettre ses connaissances à profit. Loin d'être un véritable architecte, le jeune homme se rappela de ces constructions qu'il s'amusait à faire enfant, avec son père. Marlon n'avait pas beaucoup de jeux et pour le distraire lors de leurs brefs moments en famille, son paternel lui ramenait des détritus du boulot. Avec ces quelques pièces glanées de-ci de-là, le garçon fabriquait des constructions. Son père lui apprenait comment faire pour solidifier un bâtiment et Marlon pouvait s'imaginer construire un village de ses propres mains.
C'est donc dans le domaine de la construction que Marlon décida de se lancer. Lutter pour survivre lui a demandé énormément d'efforts et pour le moment, le jeune homme voudrait juste s'éloigner du sang et de la mort pendant quelques courts instants. Il a besoin d'une pause mais surtout, il a besoin d'espoir.